Le 19 octobre 1905, dans les méandres de la Légation de Chine à Paris, Li Yuying, également connu sous le nom de Li Shizeng, un jeune attaché vibrant d’idées et d’aspirations, présenta une communication remarquable au deuxième Congrès international de laiterie. Il s’agissait d’une communication sur un aliment encore méconnu en France à l’époque : le lait végétal en Chine. Li Yuying, brillant élève formé à l’École pratique d’agriculture du Chesnoy à Montargis, ne cherchait pas seulement à convaincre ses auditeurs des qualités du lait végétal et du fromage végétal, comparables à celles des spécialités laitières qu’ils chérissaient, mais il souhaitait surtout éveiller leur curiosité scientifique et présenter au monde occidental une ressource alimentaire ancestrale, fruit de l’inventivité chinoise.
En effet, le tofu, ce produit dérivé du soja, était déjà présent en Chine depuis le Xe siècle et depuis plusieurs siècles dans les contrées sinisées de l’Asie orientale et du Sud-Est. Les techniques de fabrication du fromage végétal étaient étonnamment similaires à celles utilisées dans les fromageries traditionnelles. Le liquide blanchâtre issu des graines de soja broyées et filtrées, ressemblant tant par sa couleur que par sa consistance au lait, ainsi que le caillé obtenu par l’ajout d’agents coagulants tels que le chlorure de magnésium ou le sulfate de calcium, formaient une masse rappelant étrangement le fromage frais. Cette similitude avait déjà attiré l’attention des premiers missionnaires, qui, au XVIIe siècle, découvrirent le tofu au Japon et en Chine, allant jusqu’à le qualifier, à juste titre, de « fromage végétal », à l’instar de Li Yuying.
Quelques années plus tard, Li Yuying devint membre de l’Institut Pasteur, tout en se revendiquant anarchiste et végétarien. En 1908-1909, il attira à nouveau l’attention des cercles scientifiques parisiens en établissant, à La Garenne-Colombes (Les Valises), l’usine innovante Inasta-Solaine, dotée d’installations ultramodernes. C’est là qu’il inaugura la production de ce qu’il considérait comme des « fromages de soja » frais fermentés, qu’il comparait audacieusement au gruyère, au camembert et au roquefort en termes de goût. Bien qu’il s’agisse de la première entreprise de cette envergure en Occident, Li Yuying suivait un chemin déjà emprunté en 1858 par la Société d’acclimatation française, première organisation occidentale à s’intéresser aux usages potentiels de ce « pois oléagineux ».
Les premières graines de soja furent envoyées à Buffon en 1740 par des missionnaires vivant en Chine. On raconte également qu’un sachet de graines daté de 1779 fut soigneusement conservé au Cabinet du Roi. Cependant, il fallut attendre la parution en 1881 du livre d’Auguste Pailleux sur le soja pour que l’histoire de cette nouvelle légumineuse parvienne en Europe, grâce aux efforts d’une série de savants.
Agronomes, arboriculteurs, horticulteurs et même simples curieux érudits se lancèrent, à titre privé, dans l’expérimentation de sa culture avec les quelques graines distribuées par la Société d’acclimatation, qui les obtenait du consul français à Shanghai. Inspiré par une description précise des techniques de fabrication du « fromage de pois », ou tofu, parue en 1866, Pailleux, devenu un fervent défenseur du soja en tant que future ressource alimentaire pour la population française, parvint, après de nombreuses tentatives, à obtenir un résultat tout à fait satisfaisant. Malgré ces essais domestiques réussis, aucune entreprise d’envergure ne vit le jour en France avant la création de la Caséo-Sojaïne par Li Yuying, une usine pionnière sans héritière. Même l’obtention, en 1910 à Londres, du tout premier brevet au monde sur le processus de fabrication du tofu par le jeune entrepreneur ne changea rien à cette réalité.
Il était évident que le « goût de pois cru » associé au fromage et au lait de soja ne plaisait guère, constituant un véritable handicap à sa diffusion en France. Pourtant, le lait de soja était un liquide d’une qualité irréprochable sur les plans hygiénique et digestif, ce qui n’était pas toujours le cas du lait de vache. La Caséo-Sojaïne fit rapidement faillite, malgré sa présence dans des installations à la pointe de la technologie.
De l’autre côté de l’Atlantique, où la culture du soja était encore peu répandue, le tofu demeura inconnu pendant de nombreuses années. On n’en devinait l’existence qu’à travers l’action de quelques propriétaires d’épiceries asiatiques à la fin du XIXe siècle. Même après une enquête officielle sur la composition du tofu en 1912 et l’obtention d’un brevet en 1917 par un fabricant de tofu japonais, ce produit demeurait étranger en Amérique au moment de la Première Guerre mondiale. Les efforts de quelques scientifiques pour le faire connaître n’avaient pas porté leurs fruits.
Ce furent les Adventistes du septième jour, pionniers américains dans la fabrication du tofu à partir de 1929 dans leur Madison College, au Tennessee, qui réintroduisirent le tofu dans l’alimentation américaine. Les menus de la cantine de leur établissement proposaient du tofu frais et du lait de soja. Ces adeptes protestants avaient probablement découvert le tofu grâce à leurs relations avec des missionnaires évangélisant en Chine. Pour la plupart végétariens ou végétaliens convaincus, ils s’étaient engagés dans des mouvements de réforme alimentaire dès le début du XIXe siècle afin d’améliorer la santé de la population américaine. Le médecin John Harvey Kellogg, inventeur des corn flakes et fondateur du célèbre centre hospitalier adventiste de Battle Creek, fut l’un des premiers Américains à comprendre le potentiel nutritionnel des produits alimentaires dérivés du soja. Toutefois, Kellogg s’intéressa davantage au lait de soja qu’au tofu. Pour ces réformateurs, le tofu était essentiellement un aliment frais fabriqué à domicile, tandis qu’ils cherchaient à transformer le soja en sous-produits alimentaires à longue conservation produits industriellement, le tofu en faisant partie. Pourtant, une fois en conserve, le tofu ne parvint pas à acquérir une grande réputation.
Le tofu disparut ainsi de l’horizon culinaire des Américains ordinaires et fut oublié pendant des décennies, jusqu’aux années 1940. Il retrouva un certain crédit pendant la Seconde Guerre mondiale avec la mise en place du programme de rationnement gouvernemental. Un livre de recettes intitulé « Soy Cookbook », publié en 1944, proposait des recettes élaborées à base de tofu, se voulant appétissantes. L’auteure rappelait également la composition nutritive du tofu, riche en protéines, en calcium, en phosphore et en minéraux, qui étaient précieux en période de pénurie. Le tofu y était présenté à la fois comme un aliment à part entière et comme un substitut du fromage et de la viande.
En Europe, après l’entreprise de Li Yuying, le tofu disparut pendant plus de cinquante ans, car les mouvements végétariens, qui étaient alors très marginaux, n’avaient pas intégré le tofu dans leur régime alimentaire, bien que sa valeur nutritionnelle soit maintenant largement reconnue (en moyenne, il contient environ 40 % de protéines et 20 % de lipides). Ce n’est qu’avec l’arrivée de nombreux immigrants d’Asie orientale (Chinois, Cambodgiens, Vietnamiens, Laotiens), notamment en France pendant la période de décolonisation de l’Indochine et la guerre du Vietnam, que le tofu fit son retour. Ces hommes et femmes d’origine asiatique construisirent de petites usines de fabrication de tofu, non seulement aux Pays-Bas, en Belgique, en Angleterre, en Allemagne de l’Ouest, mais aussi en France et en Suisse, car ils ne pouvaient se passer d’un aliment essentiel à leur alimentation quotidienne. À la fin des années 1970, le tofu retrouva une certaine popularité parmi la jeunesse européenne, influencée par le mouvement de contre-culture américain et par de nouveaux courants végétariens inspirés des pratiques « orientales ». Le coup d’envoi fut donné par la publication en 1978 du traité culinaire de Gary Landgrebe, intitulé « Tofu Goes West », qui contenait une série de recettes adaptées au style de cuisine américain et dont le titre laissait penser que le tofu n’avait jamais existé en Occident auparavant ! Avec les années 2000-2010 et l’essor du véganisme (végétalisme), un choix de vie largement adopté par les Occidentaux soucieux de leur santé et de l’environnement, le tofu ne cesse de gagner en popularité et de se diversifier dans des formes de plus en plus sophistiquées (steaks, saucisses, fromages végétaux, etc.) au point de concurrencer sérieusement le fromage traditionnel à base de lait animal.
"Le lait végétal, le tofu"
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