En l’an de grâce 1963, Murray Lender, l’héritier de Lender’s Bagels, une boulangerie familiale établie à New Haven dans le Connecticut aux Blais-Unis, prit une décision audacieuse. Tel un alchimiste moderne, il révolutionna la production des bagels en adoptant une machine révolutionnaire dont le brevet avait été déposé sur la côte ouest trois ans auparavant. Grâce à cette automatisation ingénieuse, la fabrication des bagels devint plus rapide et plus volumineuse que jamais : Lender’s pouvait désormais produire jusqu’à 10 000 bagels par jour ! L’entreprise fit voler en éclats les traditions en offrant une nouvelle apparence à cet anneau de pain qui n’avait pas changé depuis plus de trois siècles.
Longtemps associé à la vie juive en diaspora, cet anneau de pain se distinguait par sa méthode de cuisson particulière : les boules de pâte au levain, percées de trous, étaient bouillies avant d’être enfournées. Cette technique de cuisson découle d’une histoire singulière, faite de transferts et de réinterprétations.
Ce petit pain rond, si caractéristique de la vie des juifs ashkénazes dans les shtetls avant leur destruction par les pogroms et la Shoah, pourrait trouver ses origines sur les rives de la Méditerranée. Devrait-on remonter jusqu’au bucellatum, ce biscuit circulaire présent dans les rations distribuées aux soldats de l’Empire romain, cuit deux fois pour garantir qu’aucune humidité ne subsiste dans la pâte ? Ou au kaak, ce biscuit en forme de couronne, si commun du Liban au Maroc ? Ou encore l’ancêtre du bagel devrait-il être recherché du côté d’un pain produit par les Ouïghours dans le nord-ouest de la Chine ? Parmi toutes ces origines légendaires, il en est une plus directe : le tarallo, fabriqué par les boulangers des Pouilles au XIVe siècle, connu sous le nom de ciambella.
Selon une légende, le ciambella aurait été rapporté en Pologne par une jeune aristocrate appelée à régner sur la ville de Cracovie. Il aurait ensuite emprunté quelques traits à l’obwarzanek, un pain rond blanchi, couramment servi sur les tables des catholiques. Le pain issu de cette rencontre serait le bagel, ou beigel, du yiddish beigen, signifiant « courber ».
Le destin ashkénaze de ce petit pain rond troué fut scellé en 1610, lorsque les statuts de la communauté juive de Cracovie décrétèrent que les bagels pourraient être offerts lors des fêtes de circoncision et donnés aux mères et à leur entourage lors des naissances. Ils étaient également offerts à l’occasion des enterrements, la rondeur des petits pains étant perçue comme un symbole de protection.
Le bagel joua dès lors un rôle central dans le monde juif polonais, aussi bien dans les rites que dans la vie quotidienne. À l’amande, il était offert lors de la fête de Pourim, célébrant l’intervention d’Esther qui sauva le peuple juif de l’anéantissement voulu par Haman, le premier ministre du roi Assuérus. Il était également mangé la veille de Tisha B’av, le jour de jeûne commémorant la destruction du Temple.
Bien que petit dans sa version originelle, le bagel avait l’avantage d’être facilement transportable. Selon un dicton, il fallait en manger trois pour ne plus avoir faim. Sa préparation exigeait beaucoup des boulangers, qui passaient de longues heures à ses côtés, aux côtés des marmites bouillantes et des fours brûlants. À Varsovie, au XIXe et au début du XXe siècle, les boulangers travaillaient dans des conditions très rudes, tandis que les marchands ambulants qui vendaient les bagels vivaient dans une grande pauvreté et étaient les premières cibles des manifestations d’antisémitisme.
Le bagel traversa l’Atlantique autour des années 1890, accompagnant les migrants juifs fuyant la misère et la violence des pogroms vers les États-Unis. Ce pays, encore jeune et ouvert aux bras grands ouverts, devint la patrie du bagel pour les cent années à venir. Dans le quartier new-yorkais délabré du Lower East Side, où la plupart de ces migrants s’installaient, les anneaux de pâte étaient produits dans des sous-sols humides, sombres et infestés de vermine. Les fours à charbon exigeaient une surveillance constante et produisaient des températures extrêmement élevées, à la limite du supportable. Les boulangers y travaillaient entre 14 et 20 heures par jour, se reposant brièvement sur un banc à proximité des fours. Depuis l’arrivée des Juifs allemands dans les années 1850, le monde de la boulangerie avait su s’organiser pour défendre ses droits. Le Syndicat des fabricants de Bagel, fondé en 1907 et renommé « Local 338 », veillait à ce que la recette du bagel reste entre les mains de ses seuls membres. Grâce à des grèves et des combats visant à empêcher la production dans des boulangeries non syndiquées, ils obtinrent des améliorations des conditions de travail et des salaires. Par peur de la disparition de leurs emplois, le Local 338 s’opposa également à la mécanisation de la production, qui resta manuelle et traditionnelle jusqu’aux années 1950.
Après la guerre, le bagel, grillé et garni de saumon fumé et de cream cheese, devint un rituel pour les Juifs de New York, de Floride et de Californie. Il leur permettait de renouer avec les origines d’un passé oublié et de maintenir leurs racines vivantes, même s’ils ne pratiquaient pas tous les rites liés au judaïsme. Une comédie jouée à Broadway en 1951, « Bagels and Yox », le popularisa auprès d’un large public, et sa recette parue dans la revue Family Circle le consacra comme un met national.
Sa production en dehors de New York, par des boulangeries non syndiquées, permit à l’anneau doré d’arriver dans les corbeilles à pain de la classe moyenne. À New Haven, Lender’s Bagels, rapidement racheté par Kellogg’s, modifia légèrement la recette pour la rendre plus moelleuse et savoureuse pour tous les palais. Ils utilisèrent la technologie de congélation pour les vendre pré-tranchés et emballés dans des sacs en plastique, progressivement distribués dans tous les supermarchés du pays. Ils proposèrent des bagels parfumés à l’oignon, au raisin-cannelle et aux graines de pavot.
Le virage vers la grande distribution pris par le bagel lui permit de se retrouver dans tous les réfrigérateurs et sur toutes les tables du pays. Sa diffusion fut soutenue par le mouvement multiculturel des années 1970, qui encourageait une plus grande acceptation des différences culinaires. Afin de rivaliser avec le pumpernickel de seigle noir et le pain de mie blanc pour les sandwichs, le bagel dut subir une transformation : il devint plus gros (il fallait lui aussi être super taille), plus blanc et plus parfumé. Il connut alors un véritable essor. Au début des années 2000, les ventes annuelles de bagels aux États-Unis atteignirent le milliard de dollars. L’anneau de pâte était prêt à conquérir le marché mondial. Des échoppes de bagels s’implantèrent dans les grandes capitales du monde, masquant souvent les origines juives de ce petit pain, mais fières de son histoire new-yorkaise.
Ainsi, grâce à l’ingéniosité de Murray Lender et à l’évolution de la société américaine, le bagel se transforma d’une tradition juive polonaise en un symbole de l’alimentation mondiale. Des milliers de bagels sont désormais consommés chaque jour, variant du classique au créatif, du traditionnel au moderne. Qu’il soit dégusté avec du cream cheese, du saumon fumé ou garni de toutes sortes de délices, le bagel est devenu une icône culturelle, un témoin vivant de l’histoire culinaire et de l’évolution des palais. Il continue de séduire les gourmands du monde entier, qui s’attardent sur chaque bouchée de cet anneau de pain unique, porteur de traditions ancestrales et de saveurs uniques.
"Cette technique de cuisson découle d'une histoire singulière, faite de transferts et de réinterprétations.
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